J’ai des sentiments pour une femme.
Toutes. les. heures. je pense à elle.
A son odeur. Le son de sa voix. Et ses pupilles qui s’agrandissent avec la tombée de la nuit et qui donnent ce regard si sensuel.
Mon corps est en éveil. Je ressens une présence, une sorte d’élancement profond, qui traverse de part en part mon corps : du bas du ventre au niveau du pubis, sous la forme d’une chaleur diffuse, jusqu’au milieu de ma gorge qui se noue légèrement, en passant par le sternum sous la forme d’un poids qui le comprime légèrement. Mon souffle est légèrement plus rapide.
Cette présence que je porte en moi, qui s’invite, qui me tiraille, qui corrompt mes pensées et qui me polarise dans une seule direction, je pense qu’elle est connue de beaucoup, qu’elle a dû permettre de donner le jour à pas mal de naissances et qui a aussi déchiré pas mal de familles. Qui a inspiré l’art et qui a aussi créé les plus belles jalousies.
Mais son intensité réveille aussi en moi quelques inquiétudes. Combien de temps cette présence va-t-elle m’habiter ? Pour quel résultat ?
Je suis célibataire comme elle. Mais je sais qu’elle me considère comme un bon ami. Et que notre relation actuelle lui suffit. Aïe.
Je vois un choix qui s’offre à moi : exprimer ou ne pas exprimer ce qui se joue en moi.
D’un côté, j’aimerais exprimer mes sentiments envers elle.
Non pas pour la responsabiliser de l’effet que procure son existence en moi. Elle n’en est pas responsable et moi non plus. Le responsable, c’est la condition humaine. Je suis piégé dans ce corps et je ne peux que accepter ou refouler ce qui vient à moi.
Ce qui m’anime à exprimer mes sentiments, c’est de partager ce qui est venu à moi : mes sentiments envers elle. Comme pour parler d’une opinion ou d’une idée, j’ai envie de me sentir libre d’exprimer mes sentiments. De surpasser la pudeur et la gêne. De me sentir franc et vrai. D’emprunter la voie de l’authenticité même si elle implique la tâche ardue d’exposer sa vulnérabilité. Car je pense qu’emprunter cette voie me rapproche de ma sensation d’être vivant. J’existe mais je suis aussi vivant.
Et l’expression de mes sentiments n’appelle pas forcément une réaction de sa part : je ne m’attends pas à une réponse venant d’elle. Simplement lui communiquer ce qui est en moi et elle en fera bien ce qu’elle voudra.
Pour autant, j’ai plusieurs choses qui me bloquent pour me mettre en action.
Premièrement, c’est la place que j’accorde à mes sentiments dans une vie.
Je ressens de l’incertitude à ce niveau là : je ne sais pas dans quelle mesure mes sentiments doivent occuper une place dans les prises de décisions de ma vie. Est-ce que la raison est suffisante ? Est-ce que les sentiments sont nécessaires ? Quelle est l’équilibre ?
Je sens une injonction de rendement (faire les meilleurs choix possibles) et je sens aussi un besoin de me rassurer sur la « bonne » façon de vivre. Comme antidote, je vois le lâcher prise. Pensées et sentiments… Peu importe. Il n’y a aucun engagement de résultat.
Je ne me dois rien, la vie ne me doit rien et je ne dois rien à la vie.
Astérix et Obélix Mission Cléopatre :
Je ne crois pas qu’il y ait de bonnes ou une mauvaises situations…
Deuxièmement, j’ai aussi particulièrement peur de sa réaction : je sais que sa réponse ne m’appartient pas. Que ce n’est pas sous mon contrôle. Que ça vient d’elle. Pas de moi. C’est la théorie. Car je sais que le vivant en moi ne fera pas preuve de ce discernement éclairé.
Car si j’entendais de cette femme qu’elle ne partageait pas les mêmes sentiments, je me sentirais mal. La fierté ? Peut être.
Je me sentirais meurtri, moins que rien. Je tomberais en chute libre, seul, isolé, abandonné.
Voilà j’ai réussi à sortir une épine. Joie !
L’abandon… La blessure de l’abandon… J’essaye de flairer la bête. Je sens que cette blessure obscurcie largement le prisme via lequel je représente la scène où je déclare mes sentiments. J’ai peur de la faire fuir et de finir notre relation. De me sentir abandonné. Seul. Avec la culpabilité qui va avec : « Mon dieu qu’ai-je fait ? ». Est-ce que je dramatise un peu ? Oui. Mais la blessure de l’abandon obscurcit mon jugement.
Aussi, pour continuer à explorer le cauchemar que je me fais : je la vois rire, se moquer de moi. Et je la vois aussi effarée, avec un mouvement de recul, avec une phrase « oh non ! ».
Dans les deux cas, dans cette scène imaginaire, Je me sens giflé, honteux. Trahis.
Quel est le lien entre le regard moqueur ou effaré de l’autre et le sentiment de trahison ? Car je me sens attaqué dans mon estime de moi. Je prends conscience que quand mon attachement à une personne est fort, je fusionne son regard qu’elle porte sur moi et l’estime que j’ai de moi. Pour délier tout ça, je pense que j’ai besoin de continuer à cultiver le principe d’altérité entre ce qui m’appartient et ce qui appartient à l’autre (dont ses réactions, aussi disproportionnées soit-elles).
Troisièmement, je n’ai pas appris à recevoir un non, un refus. Je ne discerne pas bien la portée du non : au lieu de simplement considérer la portée du non sur ma demande initiale (ici, ma demande c’est la prise en compte de mes sentiments), j’étends automatiquement le « non » sur l’ensemble de mon identité. C’est un « non » à moi. Je fais l’amalgame entre un refus et un rejet. Et le défaut de cet apprentissage, si élémentaire, sape une partie de mon courage à lui exprimer mes sentiments pour elle.
Tiens à force de regarder mes vulnérabilités en face, je sens mon égo gonfler en réaction. Il a envie de dire : QUOI !? Moi le motard qui peut mettre ma vie entière en jeu pour un petit shoot d’adrénaline, j’ai la trouille de mettre en jeu quoi… une relation… pour pouvoir me sentir plus exister ? Mais quelle blague !!!
(Je compare mon égo à un gorille qui se tape les pectoraux. HouHouHou.).
Pour conclure, dans ce que je vis, il y a un désir d’être authentique, une présence corporelle intense et de la peur (de sa réaction, du rejet, de l’abandon, de la trahison).
Et le statut quo est douloureux, les sentiments qui m’habitent consument une énergie incroyable (et paradoxalement, me font perdre un peu d’appétit).
Et en même temps, je suis reconnaissant de vivre ce moment de vie. Non je ne suis pas maso. Mais il est rare que je tombe amoureux, la dernière fois que ça m’ait arrivé, c’était il y a 15 ans… au lycée. Méga dur.
Mais je suis assez fier d’observer le recul que j’ai réussi à développer aujourd’hui. Je me rends compte que même si je me retrouve aussi paralysé que la dernière fois, je me sens moins démuni et j’ai la capacité d’aller de l’avant car le principal n’est pas la destination, mais le voyage.